Ambivalences
Chansons et contes pour enfants et adultes
Dans la vallée des cubes, le plus dur c'est...
d'avancer.
Tu peux :
- lire le texte,
- l'écouter seulement
- ou lire en l'écoutant.
A toi de choisir.
La vallée des cubes.
Il ne se souvenait pas très bien comment il était arrivé dans la vallée des cubes. Seule lui restait une impression vague de tunnel noir et d'avoir débouché dans cette vallée lumineuse emplie de cubes blancs. Il y en avait partout, de toutes sortes. Des grands, des petits, des minuscules et c'était un spectacle magnifique.
Il descendit alors et commença à se promener au milieu d'eux. C'était un immense chaos et pour pouvoir passer, il fallait se frayer un chemin. Il prenait les cubes les plus légers et il les entassait sur d'autres plus grands. Alors apparaissait le sentier. Le plus surprenant c'est qu'il y avait de grands cubes tout légers et de petits cubes tellement lourds qu'il n'arrivait pas à les déplacer et qu'il devait les contourner ou choisir de passer par un autre endroit.
Après plusieurs jours de labeur, il arriva à tracer un chemin assez long et il se dit qu'il avait maintenant un chez lui. Afin de le voir, il monta sur le plus grand cube et il découvrit à nouveau la vallée toute blanche et à ses pieds ce qu'il appela son chaos ordonné. Il distinguait distinctement de grands tas de cubes, ceux qu'il avait empilés pour se frayer son chemin qui couvraient une grande étendue. Pourtant, quand il leva les yeux sur la vallée immense et lumineuse, il vit que son domaine était minuscule. Il redescendit, bien décidé à l'agrandir.
Il passa ainsi des années à tracer son chemin, mais chaque fois qu'il montait sur son grand cube étincelant, après la première impression de bonheur éprouvée à voir la vallée si belle, il se rendait compte que malgré tout ce travail journalier, son domaine restait bien modeste.
Il redescendait alors et continuait de plus belle.
Un jour cependant, après un travail acharné de plusieurs mois, il lui sembla, cette fois, que son domaine devait être immense. Il avait travaillé tellement dur. Il monta, plein d'espoir tout en haut de son grand cube, persuadé qu'il devait avoir atteint le bout de la vallée, mais de là haut, il se rendit compte que son domaine n'avait pas beaucoup grandi et il s'assit découragé, sensation à la fois énervante et apaisante. Il se dit : à quoi bon continuer à tracer ce chemin. Rien ne servait à rien. Il semblait tourner en rond. Il resta là de longues journées, à observer son domaine, se laissant envahir par le désespoir et devenu insensible à la beauté de la vallée.
Quand il redescendit, il se dirigea vers la partie la plus éloignée de son domaine, et sans le moindre enthousiasme, il empila quelques cubes. Au moment où il en prit un grand pour le déplacer, il se rendit compte qu'il n'était pas comme les autres. Il le déposa à terre, et, stupéfait, il vit en face de lui un homme. Il approcha son doigt et caressa la surface toute lisse du cube et l'homme fit de même. Ce n'est qu'au bout de quelques minutes qu'il comprit que c'était son reflet. Il avait trouvé un cube miroir. Alors, il se regarda attentivement :
- Et bien, je ne suis pas vraiment beau. J'ai l'air terne, fatigué, découragé.
Il retourna le miroir face contre terre et continua son travail monotone, ouvrant un autre chemin à travers le chaos de cubes. Régulièrement, il revenait, retournait le cube miroir et se regardait dedans. A chaque fois il était déçu de se voir ainsi, si laid. Quand il retourna le cube pour la septième fois, sa déception fut si vive qu'il donna un grand coup de pied dans le miroir. Aussitôt, tous les cubes de la vallée se mirent à vibrer. On entendit une immense plainte et dans un fracas épouvantable venu du ciel, le cube devint gris. Le miroir, lui, continua, impassible, à réfléchir son image. De plus en plus énervé, il s'éloigna et décocha un coup de pied encore plus violent dans un autre cube. Tous les cubes autour de lui vibrèrent à nouveau et devinrent gris. Surpris et inquiet, il décida de rebrousser chemin pour monter sur son grand cube étincelant. Dès qu'il l'aperçut, il se rendit compte qu'il était lui aussi devenu gris d'un gris terne. Il monta tout en haut et levant les yeux sur la vallée, il ne vit que du gris. Ses yeux se troublèrent et pour la première fois, il sentit des larmes couler sur ses joues. Une grande tristesse s'empara de lui et il resta trois jours à pleurer se demandant comment revenir en arrière et retrouver l'étincelante blancheur de sa vallée.
Ses larmes épuisées, il redescendit du cube et la vie reprit son cours. Il essayait d'être doux avec chaque cube mais ceux ci demeuraient d'un gris sans vie, comme s'ils étaient fâchés.
Au bout de quelque temps, il sentit monter en lui un sentiment violent et quand il ne parvint plus à le contrôler, il donna des coups de pieds à tout va dans tous les cubes qu'il trouvait sur son passage. Leur plainte fut lugubre mais il ne l'entendait même pas et il continuait, continuait, continuait. Il lui fallut plusieurs heures pour calmer toute la colère qu'il avait accumulée en lui. Quand, épuisé, il s'assit par terre, il entendit les derniers gémissements des cubes et il regarda pour la première fois autour de lui. Tous les cubes étaient devenus noirs, d'un noir sans espoir. En montant sur un grand cube il découvrit que toute la vallée était noire maintenant. Une énorme tristesse s'abattit sur lui. Fatigué, il ferma les yeux et dormit très longtemps. Quand, dans un demi sommeil, il entrouvrait les yeux, il voyait la vallée toute noire et il se rendormait.
Enfin, las de dormir, il se leva et recommença à tracer méthodiquement son chemin. Les jours se succédaient mornes, tristes, sans vie. Le noir qui l'entourait le rendait mélancolique. Il trainait sa tristesse. Il se sentait de plus en plus vide.
Un jour, avant de céder totalement à son désespoir, il monta une dernière fois sur son grand cube et il laissa monter en lui tous les sentiments qui l'oppressaient : la tristesse, la colère et le désespoir qui se transformèrent en un cri inhumain, un cri qui épuisa toute son énergie.
Alors du fond de la vallée, le ciel lui répondit. Tout au loin, tout petit, il vit un éclair fendre le ciel et un cube blanc apparaître, puis tout redevint calme et paisible.
Son cœur se mit à battre violemment. Il se dit que s'il allait jusque là bas il trouverait le cube blanc et il recommença à inventer son chemin travaillant comme un fou, plein d'un espoir insensé. Il ne remarquait même plus les cubes noirs tout autour de lui. Tous les soirs, il montait sur un grand cube pour voir s'il avait avancé. Ses forces étaient décuplées. Il ne se sentait jamais fatigué. Il avançait, avançait tout droit. Le temps n'existait plus il n'était plus qu'envie, espoir. Plein d'une confiance insensée, il se rapprocha petit à petit du fond de la vallée et il commença à voir le cube blanc plus distinctement. Il semblait très grand. Quand enfin il arriva près de lui, il se sentit devenir joie. Il s'assit contre une de ses faces pour profiter de sa blancheur, il ferma les yeux et il sentit des larmes couler sur ses joues. C'étaient pour la première fois des larmes de bonheur et au fur et à mesure qu'elles coulaient, un grand silence se fit en lui. Il s'endormit plein de confiance et douceur.
Ce fut un bruit qui le réveilla. Non pas un bruit de cubes, ça il en avait l'habitude, mais un bruit étrange. Il ouvrit les yeux et il aperçut quelque chose qui disparaissait derrière un cube.
Il se leva, s'approcha de l'endroit où la chose avait disparue, mais ne vit rien. Il revint s'asseoir là où il était. Le temps passa. Il se sentait un peu nerveux comme s'il était observé. C'est en levant la tête vers le ciel qu'il découvrit, en haut d'un cube, deux yeux qui le scrutaient. Il resta interdit, immobile, envahi par la peur et l'envie de savoir à qui appartenaient ces yeux là. Au bout d'un long moment, les yeux disparurent. Il ne les revit pas pendant tellement de temps qu'il pensa même avoir rêvé. Il passait son temps à caresser les cubes pour voir s'ils redevenaient blancs. Souvent, il se sentait observé, mais il n'avait plus peur.
C'est en déplaçant un cube noir qu'il la découvrit. Elle était en train de dormir profondément. Il la regarda et la trouva belle, si belle qu'il eut peur qu'elle ne se réveille et ne s'enfuie. Il s'assit un peu plus loin et la regarda dormir. Quand elle se réveilla, enfin, il ne bougea pas. Elle mit quelques minutes à s'étirer et à se rendre compte de sa présence. Dès qu'elle le vit, elle lui sourit. Elle le trouvait beau, tellement beau qu'elle n'avait pu s'empêcher de lui sourire. En l'observant, elle avait eu le temps de l'étudier pendant des semaines et elle le connaissait bien maintenant. Elle l'avait vu caresser les cubes avec tendresse. Il semblait rayonnant d'équilibre et de bonheur.
Elle se leva et partit. Lui resta là, sans voix, les yeux emplis de sa beauté et de son sourire. Entre les deux, ce fut une partie de cache-cache qui dura longtemps. Parfois ils se voyaient plusieurs fois par jour. Parfois ils s'observaient à la dérobée, parfois plusieurs jours passaient sans qu'ils ne se voient.
Petit à petit il s'apprivoisèrent et commencèrent à se sourire, puis à éclater de rire quand ils se rencontraient sans arrêt. Ils prirent plaisir à s'aider à dégager le chemin qui devenait alors leur chemin.
Un jour, alors qu'ils étaient assis l'un à côté de l'autre, elle avança sa main et lui toucha le bout des doigts. Une musique douce et profonde se mit à sortir des cubes tout autour d'eux. Alors, ne sachant quelle attitude adopter, il se laissa faire.
Ce fut le lendemain que tout se déclencha. Ils étaient assis l'un en face de l'autre et elle lui prit les deux mains. Pour la première fois, il la regarda. Dans ses yeux, il se vit beau, très beau. Elle le regarda elle aussi et dans ses yeux elle se vit belle. Tout autour d'eux les cubes se mirent à susurrer une mélodie tendre qui s'éleva jusqu'au ciel et quelques instants après, ils se transformèrent en miroirs. Le premier moment de surprise passé, les deux jeunes gens se levèrent et passèrent d'un miroir à l'autre en dansant. Ils se trouvèrent beaux, souriants et joyeux. Cela ne dura que quelques minutes puis la musique se mit à grandir, grandir immensément. Sa beauté devenait de plus en plus étincelante. Alors, au milieu de tous ces sons harmonieux, sur la dernière note de la mélodie, ils s'embrassèrent et dans un doux bruissement, tous les cubes devinrent blancs, d'un blanc étincelant. Fous de joie, les deux jeunes gens montèrent sur un grand cube et les yeux émerveillés, ils virent que la vallée avait repris sa blancheur originelle.
C'était un spectacle magnifique.
Au milieu des cubes blancs, la vie continua joyeuse. Il est vrai que de temps en temps, ils trouvaient un cube miroir et à chaque fois ils le retournaient contre le sol.
Se voir dans les yeux de l'autre remplaçait tous les miroirs du monde.